Eurydice et Orphée

 

L’histoire dit un serpent. Forme prise par la volonté d’Eurydice de descendre aux enfers. Insidieuse et mordante. Elle entre sous terre à la recherche de la source, de sa source. Plus de place sur terre pour elle : exclusivité d’Orphée. Orphée l’inspiré. Tout air est pour lui, l’air et le ciel et toute la surface de la terre, la lumière et les dieux d’en haut, les arbres, les oiseaux, le gel et la brise, les sources claires et vives, celles qui courent et ceux qui volent, la mer dans ses tempêtes et l’océan dans toute son étendue, le flanc des collines et le sommet des montagnes. Lumière, lumière, lumière. Eurydice. Forces obscures.

 

Orphée descend aux enfers. A son tour. Il ramène et ne ramène pas Eurydice sur terre. Il la ramène et ne la ramène pas. Chemin continuel et renouvelé et toujours nouveau, grâce à elle qui remonte et ne remonte pas à la surface de la terre. Il découvre le rythme des cycles. Et son chant se tourne et retourne et s’immisce entre les neurones et les ligaments, entre les grains de la peau par ses cercles ses spirales ses aller et ses retours, par ses sphères qui s’englobent et se détachent, par ses orbes et ses auras, ses ellipses larges qui reviennent toujours au même endroit, presqu’au même endroit avec presque le même envers. Le même vers. Le même et pas le même. Et parfois l’éclipse. C’est cela que la descente aux enfers d’Eurydice transmet à Orphée. C’est cela que le dieu de ce qui s’embourgeonne et s’enfleure et s’enfruite et s’enmeurt et s’ensème, c’est cela que Bacchus enseigne à Orphée dans le mythe.

 

Et le mythe a oublié. Ceci. Eurydice dans son rêve obscur refait ses réseaux et ses filons, y passe, repasse, bifurque, explore les grottes et les impasses, capte les forces telluriques et les transmet par dessous aux racines des arbres, aux nappes phréatiques, aux roches vives, aux sources naissantes et aux rivières souterraines qui jaillissent aux creux des rochers. Elle prend sa force du surgissement des montagnes à la source des volcans, elle côtoie les énergies des plaques ductiles de la lithosphère, elle suit les dépressions des fosses océaniques et sa peau et sa chair reconnaissent les densités des profondeurs de la terre, le dur comme il n’a jamais été si dur, le mou la matière qui se malaxe dans le fond de la terre et devient l’énergie qui circule qu’Eurydice par amour fait résonner parfois dans la plante des pieds de son bel Orphée. Pieds, genoux et cuisses, sacrum et dos large nuque souple et couronne ouverte. Il ne pleure plus, il chante.

 

Ici le point où le mythe les sépare. Orphée versatile n’est plus sensible par ses pieds. Apollon l’a fait s’envoler, le dieu de la mesure et de la beauté, de la beauté mesurée. Apollon le dieu des apparences veut sauver Orphée de la perte. Orphée se détache de la terre. Orphée tombe par le haut. Orphée croit au progrès. Il perd Eurydice. Elle n’est pas perdue, il la perd. Il la perd. Il chante avec des je qui ne sont pas des tu et encore moins des eux. Il chante avec distinction. Ne confond pas les il et les elle. La froideur le guette. Il le sait, mais si haut, si loin, comment reconnecter la plante de ses pieds ? Il fabrique des instruments pour retrouver les sonorités du bois, des cordes, du cuivre et du laiton qui disent l’alliage de la matière et du son.

 

Ici. Chœur des esprits de l’enfer — esprits connaissant bien les atours de l’homme moderne : celui contre qui la terre ne peut s’armer, celui qui a labouré les champs ondoyants, celui qui voulu rendre stable la surface instable, celui qui canalise les fleuves et les foules, celui qui navigue sur son esquif en méprisant les vents du nord et ceux du sud, celui explore l’espace pour y planter son drapeau, celui qui exploite les sols et les populations, celui qui sépare, celui qui creuse, celui qui s’ouvre des carrières, celui puise les matières fossiles de la terre jusque dans les mers, celui qui fracture la roche avec de l’eau pour en extraire le souffle puissant, celui qui étouffe la voix de toutes les sirènes qui viennent de la mer, de l’air et de la terre, celui qui extrait, celui qui broie, qui jette, celui qui jette, celui que rejette, celui qui jette ses ordures à la face de la terre. Monde immonde de lixiviats dégoulinants dans les interstices du décor fragile. Derrière. Décharges à ciel ouvert où les nourricières mangent des seringues, les petits s’étouffent avec des sacs en plastique, et tous sont drogués à l’odeur de charogne.

 

Orphée dans les profondeurs de son sommeil depuis que plus rien n’est à chanter se remémore Eurydice. Il comprend et ne comprend pas son image et retrouve en rêve la sensation de ses pieds. Il sait qu’il va redescendre. Retrouver le chemin des enfers aujourd’hui tellement encombré. Il s’unira à d’autres, ils iront dans l’herbe à plat ventre. Ils iront déposer les bouteilles de gaz, ils risqueront l’explosion, ils décentreront les centrales, ils traverseront le charnier des odeurs à plein nez. Mais comment ? Comment retrouver Eurydice ? Comment la ramener et ne pas la ramener ? Comment retrouver les cercles, les sphères, les spirales et les boucles toujours les mêmes et jamais les mêmes ? Comment jouer ce rythme particulier loin du bruit de l’universalité ? Orphée ! Orphée ! Sois à ton tour insidieux et mordant, descends, descends ch’Euridice, ch’ella i languidi lumi alquanto aprendo te chiami Orfeo, Orfeo !

 

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