La ville et la vague

 

Ola Paris, Fragilidad, Sophie Spandonis, 2012

Ola Paris, Fragilidad, Sophie Spandonis, 2012

 

Dans le polyptique inachevé Fragilidad (Todos somos japoneses) de Sophie Spandonis on voit de tableaux en tableaux la vague d’Hokusaï menaçant de plus ou moins près Miami, la Tour Eiffel, Rio de Janeiro, Buenos Aires… le travail n’étant pas terminé, on peut imaginer toute ville sur le point d’être engloutie, la Maison Blanche s’y prépare. Vague de face, de profil droit, de profil gauche, avec ses sinuosités en blanc et bleu, son redan et ses projections blanches par devant. Les villes ici représentées le sont par des cartes postales dont les lignes du paysage sont prolongées par le travail du pinceau qui les place, quoi que le lieu soit, dans une marine, vague oblige. On ne s’attendait pas à un resurgissement si fort de la plage sous les pavés parisiens. Mais l’évidence est là : le raz-de-marée menace aussi sur le champ de Mars, à plus ou moins grande distance selon les désirs ou les nécessités du moment. Photos colorisées des temps récents lors desquels on pouvait encore croire à l’idylle de territoires lointains. Témoignages des voyages réalisés en bons baisers et amitiés — pourrait-on lire au dos — envoyées de l’autre bout du monde, des différents ailleurs qui existaient encore.

Oui mais voilà la vague est là et « nous sommes tous japonais » — c’est le titre — le tsunami c’est partout et c’est surtout près de chez vous. Près de chez vous les sushis et les cartes postales du mont Fuji, près de chez vous la déferlante des objets manufacturés, près de chez vous la ligne claire qui a tracé le destin du Petit Reporter, près de chez vous les exotismes délavés par la famille coloniale, près de chez vous l’imminence des catastrophes mondiales. 11 Mars 2011, souvenez-vous. Du tsunami. Du tsunami de là-bas, celui de Fukushima, et souvenez-vous de la pluie, de cette pluie gouttelettes projetées autour du monde. La terre, le ciel, la pluie et les villes sous les gouttelettes de l’ondée radioactive jetées au vent en pétales de cerisiers dans le printemps japonais maintenant mondialisé. Et geint Gaïa sous la raison des Geiger affolés par l’écume captée. La petite sirène a perdu sa voix : ne lui reste que l’imagerie des lieux bientôt engloutis et des jambes pour courir. Oui, mais où ?

On irait peut-être à Buenos Aires… rassurés un temps par le nom de la ville. Lors du répit de nos esprits, vous savez, lors du retrait des eaux, avant le Tsunami, on s’installerait pour une après-midi dans un patio habité par de hautes palmes, des arbres aux feuilles de fougère et aux branches de liane, et lentement, tranquillement, on délierait les volutes des ondes, des vagues et des vents qui pourraient s’abattre sur la ville— refoulements de l’histoire le long du Rio de la Plata, déchets que la terre saturée ne peut plus engloutir, méandres contraires des cours financiers et des courants politiques, spirale invisible des organismes génétiquement modifiés— nombreuses et comme infinies. On se raccrocherait aux noms des arbres comme à des talismans Syagrus Romanzoffiana, Anadenanthera Colubrina, Tipuana Tipu, Palo Boracho, Mata ojos, Oreille d’éléphant, on écouterait le mugissement du monde. On se souviendrait qu’il faut encore passer une nuit à Tigre mais un nuage de mercure exhalé du port à nos narines, gorges, yeux, visages viendrait nous rappeler que nous sommes là, bien lotis, au creux de la vague, fragile écume et vaste naufrage.

Ola Buenos Aires, Fragilidad, Sophie Spandonis

Ola Buenos Aires, Fragilidad, Sophie Spandonis, 2012

 

 

 

Texte déjà passé par le site Urbain, trop urbain, et chez Sophie Spandonis pour présenter sa série « Fragilité » (version française du site).

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