approches de Lavéra

Entre ciel et mer pas de frontière ce jour-là. Chacun s’étend en pétrole ou en plomb. Les canons y font front depuis trois-cents ans depuis le fort Vauban. Il saute depuis le pont-levis du corps de garde et atterrit dans le fossé. Ses semelles manquent de glisser sur la roche aqueuse recouverte de salicornes. Il passe entre escarpes et contrescarpes, sous l’œil des échauguettes. Plus de remparts. Ça clapote sous les voutes de la caponnière. Vieux monde, ce n’est pas là qu’elle est. Dire qu’au XVIIème on aurait pu prendre d’autres voies. On découvre qu’elle tourne et on tourne mal. Il rejoint le rivage où s’ouvre un chemin. Il y parcourt une centaine de mètres à peine. Une guérite en parpaings est en faction devant deux bacs larges et blonds.

Hautes cheminées rayées, torchères et fumées. Quatre ou cinq. Il prend vers le talus en contrebas, le sable étouffe ses pas. Une tige de roseau sec craque. Il s’immobilise, écoute le souffle du vent et le grondement continu venu des torchères, puis reprend sa marche entre les joncs. Sur la plage de graviers un reste de pneus et trois oursins marquent les âges de la décomposition. Aux uns, aux autres, échoués mais venus de loin, il demande dans un murmure où la retrouver, par quelles batailles, par quelles paroles. Silencieux ils demeurent. Il lève les yeux et voit passer devant lui, le long de la dune, une piste. Il la suit, avec des taillis de chênes verts.

Hautes cheminées rayées en rouge et blanc, torchères et fumées dans le vent. Une dizaine maintenant. Il accélère le pas, longe des grillages. Des tuyaux s’alignent sur son passage. Y sont enfermés les fluides sous pression. Sifflements et chuintements amènent à ses oreilles des chants qu’il n’avait pas pressentis. Des chants en kilomètres par seconde, des débits inouïs. Éthylènes, benzènes, propylènes, j’aurais dû saisir le sens de ces noms bien avant. Tous ces flux des profondeurs, tous ces forages pour la récupérer, tous ces échecs à la canaliser, à la faire chant, à la faire mienne. Il passe sous une passerelle, saute au-dessus de l’eau qui s’avance vers un exutoire, vide, et débouche sur une autre plage. Socle de roche dans lequel les vents se taillent des trônes et les marées échouent des tapis où se dessinent les combats des roseaux contre le plastique. Il observe les vagues accourir depuis les tankers immobiles. Elles roulent sous la surface de l’eau, soulèvent à leur arrivée leur voile d’écume et déposent leurs présents, là. Des coquilles fossilisées. Vieilles huîtres et conques antiques. Elles ont leur taille d’origine. Elles lui font un passage parmi les blocs, une pour chaque pas. Il reprend sa marche.

Une pestilence envoyée par les torchères là-bas lui entre dans les narines, fétide, dans les sinus et le front. La gorge. L’odeur s’insinue et combien de poison. Il se courbe. La roche se dérobe à elle-même. Karst clair en dentelle dans les jours duquel festonnent les cristes ici, les saxifrages là.  Ses pieds cherchent la pierre. Bourdon venu des torchères, orgues sans variation qui lui vibre jusqu’aux entrailles. Come on girl ! C’est là que tu es. Bataille nouvelle, enfin, un front où se battre, des figures à convaincre. Come on girl ! Je suis là. Ça. Là. Deux larges bacs s’avancent, blancs sous le ciel gris, hautes cheminées rayées en rouge et blanc, torchères et fumées dans le vent. Il court maintenant, entrant dans le champ de trois blocs de béton percés — trois yeux observant le paysage en déplacement.

Les hautes cheminées rayées en rouge et blanc, les torchères en fumées se sont rassemblées et dressent devant lui qui fonce maintenant, talus, grillages, barbelés, talus encore, bacs gris et bacs blancs où se faufiler ou se faire écraser, palissade de béton, cheminées rouillées, sols de graviers où il manque de tomber, grillage encore, manivelles et robinets, bruits sourds, vrombissements, moteurs à deux temps, à trois temps, à dix temps et le sol qui tremble d’où montent des fumées défiant les stèles dressées au nom de leur canalisation. Au cœur, au cœur des entrailles il crie son nom. Corps arqué, torse tendu et bras écartés, il crie son nom. Sa voix se mêle aux sirènes qui signalent son intrusion. Stridences qui encerclent sa tête. Effluves de brut qui entrent par tous ses pores. Ses pieds pris dans les volutes blanches et grises sous l’œil des cheminées rouillées. Partir, fuir, pour cette fois, fuir pour revenir encore. Il se glisse dans les fumées, se faufile entre les conduites, repasse sous le grillage, saute la butte, court vers le rivage, ses chevilles se tordent sur les touffes d’ajoncs, son pantalon s’accroche aux chardons. Un sentier à suivre, là.

Un bunker se poste devant lui. Un abri. Profil plat et regard noir qui lui rappelle que la bataille est de chaque instant, qu’inutile est l’éclat. Essoufflé, il s’assied sur des gravas de tuiles et de mortier mêlé aux restes d’un parasol à fleurs, trouées par ses propres baleines. Il tourne le dos à Lavéra. Lavéra derrière les roches, Lavéra derrière les herbes. Lavéra derrière les joncs et les pins. Deux gabians poussent leur cri de fille en jouissance. Il reprend son souffle. Perspective nouvelle. Il se passe la main sur le front pour en relever une mèche. Il en recueille la sueur, qu’il essuie sur son pantalon. Les mains sur ses cuisses il regarde un troupeau de girafes de métal qui rejoint Fos dans un rai de lumière. Large bande oblique et rose sur le ciel gris. Quelques nuages se découpent avec un liseré vif sur un fond brumeux et jaune qui teinte quelques volutes apparues au-dessus des tankers toujours immobiles. Tout cet amour pour y aller, tout cet amour… mais revenir.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


© zone claire 2015