Un mot à ne pas dire

 

Bayou Lafourche, ce qu'il en reste

Bayou Lafourche, ce qu’il en reste, Louisiane.

Spectre — un mot du fantastique. C’est le mot à ne pas dire, à ne pas écrire pour garder l’imprécision de la sensation. Celui qui voit le spectre ne sait pas, d’abord. L’existant est là et c’est comme une révélation qui n’a pas encore donné sa réponse. Une présence étrange, une expérience qui aliène : une femme qui apparait, un père mort qui revient, des hommes blancs et nus qui promènent par devant le rosé de leur turgescence : cas unique se trouvant dans quelque immeuble ne finissant pas de se construire, corrompu avant même son érection. Une manière de contrepoint à toutes ces femmes faites étranges par leurs halos, flottements, pâleurs, évanouissements, peaux transparentes, absences de lignes dans la main. Évanescences sans destin. À tous ces noirs faits zombis, morts vivants, esclaves déchainés — toujours le même dispositif de révélation, toujours le même point de vue, toujours sur les mêmes existants. Changer de focale : comme lorsque la transe des noirs permet de convoquer le spectre des blancs. Un contrechamp faisant place à l’autre aliénant. Voilà. Le spectre comme état plasma de la matière : c’est l’autre quand on ne sait pas quoi en faire. Pas liquide, pas solide, pas gazeux. Plasma / ectoplasme. Les morts, les femmes, les noirs. Ça colle aux doigts, ça colle à l’âme. C’est l’état de l’autre en général. Et voici le spectre du capitalisme, d’usage courant. Et plus loin encore, dans les bayous, il y en a qui tendent leurs bras nus entre l’air et l’eau, des trainées grises qui rappellent que le sel a séché la sève, que le pétrole fait couler les sols, que mister Go engage les ouragans dans la ville pour les subsides de la terre. On pourrait dire : ce sont des spectres qui s’élèvent et qui nous parlent pour peu qu’on fasse tourner les tables. Les tables de négociation. Mais ce ne sont que des arbres, des arbres qui tentent encore de faire avec les existants qui les hantent : les humains. Les nommer spectres serait perdre l’effet.

 

Texte prenant place dans le Tiers livre de François Bon, à l’occasion de l’atelier d’été, 5 | pour un dictionnaire

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