Le Loup et l’Agneau

 

Le Loup, l’Agneau, la Planète, l’Homme et les négociations climatiques

La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l’allons montrer tout à l’heure

On connait la fable : l’agneau s’abreuve, le loup cherche querelle, le faible se débat, et la bête cruelle finit tout, là. Simple comme de l’eau de roche, pure, onde pure. Méchant loup et gentil pauvre et petit agneau emporté au fond des bois. Sortez vos mouchoirs. Pleurez bambins, tremblez têtes blondes à la mèche ondulée. Ah que les loups sont méchants ! Ah que les agneaux sont gentils ! N’allez pas au bois d’Ormonde, non, n’allez pas au bois !

Là-bas s’y joue le combat toujours gagné de la Force contre la Loi. On vous aura prévenu. La raison du plus fort est toujours la meilleure. L’Agneau esquisse sa défense. Et cette belle logique ovine formulée par trois fois, mise à plat : – Plus de vingt pas au-dessous d’elle… et que par conséquent, en aucune façon… – Je tette encore ma mère. Et l’animal de bêler qu’il n’a pas de frère… L’Autre se fatigue de tant de galimatias… Sans autre forme de procès, Le Loup l’emporte, et puis le mange. Quelle tyrannie ! Quelle injustice ! Pauvre peuple de petits Agneaux mal défendus… fuyez le Loup ! fuyez le loup… ou domptez-le ! On ne peut plus laisser faire ! Non ! Armez la Loi etc. ! Là-dessus, René, Pascal et le siècle de Raison, et les Lumières, les lois fortes et coloniales, les zoos, les tribunaux internationaux… tout va bien ! À bas les loups ! Vivent les Agneaux !

Gentils Agneaux, gambadant partout partout ! Dans les champs, dans les bois, dans les rivières, dans la mer, dans les montagnes, au ski, au remonte-pente, à la plage, au rafting, au canyoning, à l’accrobranche, au rallye, en roller, en avion, en bateau, à la pêche, à la chasse, au chalut, à la mine, à la ville, à la campagne, sur les chemins, le long des pipe-lines, sur les plateformes, en béton, en métal, en plomb, en plastique, au téléphone en cuivre, en aluminium, en dioxyde de silicium, en nickel, en zinc, au café, l’agneau, avec son clop, un paquet par jour, ça va, ça vapote, sur internet, tous ces agneaux virtuels, c’est beau, c’est beau, y’en a partout, dans les tuyaux, dans l’océan, avec le plancton qui les écoute, tous sur écoute, les fils, les câbles, les tuyaux, les réseaux, les ondes, les antennes en zinc, là, avec son clop, deux paquets par jour, c’est beaucoup, besoin d’air pur, là, besoin d’eau. Allons au bois !

Un Agneau… un Agneau majuscule, s’entend. Un Agneau se désaltérait. Besoin de se retrouver, suffit les autres, les alter ego il y en a trop. Il se désaltère. Technique pour se recentrer, être soi, une technique comme une autre. Un Agneau se désaltérait Dans le courant d’une onde pure C’est écrit sur l’affiche onde pure sans phosphate sans nitrates sans parabène. Un (L)oup —à cette époque on ne sait plus si c’est un loup majuscule : c’est qu’il n’y en a plus beaucoup. Plus du tout, croyait-on. Les (L)oups, un peu comme les (O)rchis, un peu comme les (I)guanes et les (S)aumons, ils ne sont plus majoritaires, faute de terre à vivres. La faute de vivre encore là. Un (L)oup survient à jeun, que la faim en ces lieux attirait. Il ne lui reste que les yeux pour pleurer, ce (L)oup, et un peu d’eau. Cet Agneau qui débarque là au fond des bois…comme si ça ne suffisait pas. – Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet (a)nimal plein de rage. Rage de vivre, rage d’être encore là pour voir tout ça, rage de ne plus avoir sa place là, rage de l’impuissance aux abois.

Et l’Agneau, fort de ses lois mathématiques, (l)ui explique tout droit avec Sa logique implacable que s’Il boit en bas, Il ne boit pas en haut, qu’il n’y a qu’à mesurer : Plus de vingt pas au-dessous d’(e)lle, (e)lle devrait savoir, cette (L)ouve, que le bas ce n’est pas le haut. Et l’Agneau, fort de Ses lois rhétoriques flatte la (b)elle : que (V)otre (M)ajesté Ne se mette pas en colère comme ça, le trouble ce n’est pas Lui, l’Agneau, c’est (e)lle la (L)ouve qui est troublé(e), dysphasique, dyslexique, dyspraxique, qui ne sait plus compter, ni distinguer le haut du bas, (b)el(le) (b)ête va. – Tu la troubles, reprit cet(te) (b)ête cruel(le) ; Et je sais que de moi tu médis l’an passé. De moi, et du silure, et du frelon asiatique et de phytolacca decandra : tous ces arrêtés préfectoraux pour nous déplacer, nous placer, replacer là où on ne vous gênera pas, hors des zones, dans les ordres. Et l’Individu, dans sa blanche retraite au fond des bois, ne comprend pas. – Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? – Si ce n’est toi c’est donc ton frère. – Je n’en ai point répond ce Fils unique qui nie les générations, renie la multitude, ne voit pas le clinamen des particules qui tombent et composent les mondes à l’infini. Ce Faux Frère qui organise le global et qui croit s’extraire du globe. Il veut être l’œil sans être vu, l’oreille sans être entendu, la peau sans être ému.

La louve n’en revient pas de ce mouton qui ne reconnait pas ses propres boucles ! Bouclettes, frisettes. Elle met le chétif animal à table. À la table des négociations. – Vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens. Le mouton se défend : – qu’elle considère que je m’en vas désaltérant dans le courant… puisque c’est la mode, puisque tout le monde le fait ! La louve lui montre : ses boucles, ses bouclettes, ses boucles de rétroaction, graphiques ascendants et modèles circulaires… Cycles du carbone, cycles de l’eau, bassins versants, gaz à effets de serre, cycles de l’air, réfugiés climatiques, guerres de l’eau, guerre des sources. Mais il a oublié, il a oublié le mouton, il a oublié le troupeau, il a oublié qu’on ne se baigne pas et qu’on se baigne deux fois dans le même fleuve… La louve gronde : – il faut que je me venge. Elle envoie son Niño, elle envoie ‘Trina, les terrains glissent, les mines s’écroulent, les courants s’accélèrent, la crise monétaire, les ouragans, le réchauffement… Alors le mouton retrouve son troupeau, et il vote des lois et entame des procès : mesure des pas, mesure du carbone, mesure des gaz, mesure des températures… Elle n’en revient pas, la louve. Il lui ressert le même dessert : – Et par conséquent, en aucune façon, je ne puis troubler sa boisson. Depuis toujours il a du mal à tutoyer la louve. Il la met à la troisième personne, n’éprouve pas son adresse, pas de relation, oublie les prépositions, hors de la sphère, dans le box de l’accusée, dans le lit d’hôpital, dans la prison, dans la réserve, dans le parc. Au lieu de s’occuper d’elle, de s’en souvenir, de s’enfuir avec elle, de se désister d’elle, de s’enquérir d’elle, de s’évader en elle.

l’agneau pense encore que l’agneau c’est l’agneau et que le loup c’est le loup

Le Loup et l’Agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure
Nous l’allons montrer tout à l’heure

Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure
Et que la faim en ces lieux attirait.
– Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère
Mais plutôt qu’elle considère
Que je m’en vas désaltérant
Dans le courant
Plus de vingt pas au-dessous d’elle
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encore ma mère.
– Si ce n’est toi c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

On connait la fable, et on ne la connait pas : l’agneau s’abreuve, le loup cherche querelle. Le faible —mais qui est le faible ?— le faible se débat, et la bête cruelle —mais qui est-elle ?— finit tout, là. Simple comme de l’eau de roche, pure, onde pure —on s’y baigne et on ne s’y baigne pas.  Allons au bois, allons au bois d’Ormonde !

 

 

Texte ayant germé dans Micromegapolis, lorsqu’une ville rencontre Gaïa, chapitre 4 : « La réparation, ou la passe à poissons ».

Comments

  1. Agneaux de boucherie ne sommes et vertement répondons
    En quel grégaire équipage nous voyez vous ? ne sommes pas seulement sur ski, avion ou rollers mais aussi rapetassant talus et terrasses, cousant digues et ponts !

    Certes avons quitté la vie sauvage (il reste quelques collègues proches des mouflons quand même) mais c’était le temps de l’Alliance , on y a cru.
    et nous fûmes bien de ceux qui Parcourent contre les Enracinés , (Abel et Caïn do you remember ?),
    L’alliance s’est poursuivie, nous voilà remplaçants d’ Isaac, offrande de pâques , toison d’or etc…. toujours avec salamecs , aïds, fumées et épopées et maintenant il faudrait devenir la garde manger de ce loup imbécile ? le Macdo de ce soi disant sauvage qui nous préfère aux chevreuils car sommes lents et placides!
    Cette stature de Ni-Nietzche peau de chien que lui fîtes convient elle à cet agresseur obtus? « rage de ne plus avoir sa place » ? ? Que nenni, la Sibérie est toujours déserte et les steppes hongroises aussi !
    Ce sont plutôt nos zones qui se sont réduites : complexes industriels, hôteliers, piscines et grande distribution généralisée ont radié nos pâturages, et maintenant les derniers alpages nous seraient interdits !

    Bon ok je ne file pas assez la métaphore, j’ai les pieds dans le mouton, alors que ce brillant texte fuse, mais après tout le fabuliste s’attarde aussi sur ces créatures (et c’est souvent la partie passionnante de ses fables plus que les « morales ») , il écrit au début du petit âge glaciaire qui ramène justement les loups dans les campagnes et sait de quoi il parle.

    Quant à la métaphore entre la loi (humanité civilisée ) et la force (vie sauvage) devenant opposition entre une terre agressée par cette déferlante de moutons et se vengeant bof, l’homme est bien ce qu’en dit Hobbes mais il vit avec la terre qui a toujours eu son cycle bien à elle et bien permanent de catastrophes.. ;(Haïti, Pompéi, Lisbonne etc…..)
    Que ces deux évolutions se rejoignent avec Katrina dont la causalité est bien le réchauffement du aux activités humaines je l’ai bien compris mais il vaut encore la peine de différencier , de complexifier…

    Revenons d’ailleurs à nos moutons , toujours en série eux, warholiens presque, et foin de ce romantique héros loup into the wild ! vive les herbes des champs

    1. Comment répondre ? Je m’accroche : Non les digues et les talus ne sont pas bons a priori, ni a posteriori d’ailleurs (un petit tour dans le delta du Mississippi ou à Digne convainc de cela), mais non il ne s’agit pas de revenir à la vie sauvage… (et comment le ferions-nous ?). Oui les zones encore sauvages (mais je ne pense pas qu’il en existe encore, comme l’écrivait déjà Levi Strauss dans Tristes tropiques à propos de l’Europe et de l’Asie- le phénomène s’est étendu, ai-je entendu dire…) ces zones, donc, se limitent à quelques contrées restées lointaines parce que peu amènes aux humains (non exploitables, pourrions-nous dire). Oui le nombre des humains-consommateurs sur terre pose problème aujourd’hui (ce qu’avait pressenti Andy W. en effet, comme d’autres), et c’est une chose difficile à penser : l’individu pas responsable et le collectif irresponsable.
      Et je continue : oui je m’autorise à lire la fable de La Fontaine comme un texte vivant (refusant de le laisser dans sa petite ère glaciaire), pour écouter ce qu’il a à nous dire aujourd’hui. Je m’amuse de ce que les forces et les lois me semblent se déplacer, voire s’inverser, oui. Je m’amuse de ce que les pôles ne soient pas si clairs, que les êtres opposés (le loup et l’agneau) se considèrent encore comme séparés. Il me semblait que là résidait la complexité… Et vous rabattez ce texte sur la vulgate de l’ontologie nietzschéenne… beaucoup trop fixe pour ce que je tentai de dire… Je ne dis pas qu’il faut devenir le loup (j’aurais du mal à dire ce qu’est ce loup d’ailleurs… ), je ne dis pas non plus qu’il y a un loup originel à qui il faudrait laisser place, je dis que le loup n’existe plus sans les agneaux, ce que les agneaux nient par leur rhétorique fallacieuse parce que mettant à distance ce qui est relié dans les faits. C’est cette rhétorique que j’interroge, enfin, que je souhaitais interroger… Je dis qu’il est possible que les agneaux se cognent au réel du loup… Non, ça c’est La Fontaine qui le dit !

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