PORT-DE-BOUC SENTINELLE

 

Port-de-Bouc en son paysage est une ville sentinelle. Au front des matières, elle a dû choisir plusieurs fois déjà, ce qui pouvait rester et ce qui devait partir. Ce qui devait s’aménager et ce qui devait déménager. Cette ville bâtie aux avant-postes de l’ère industrielle, écoutons-la. Écoutons-la raconter la révolution des machines dans les vies, écoutons-la égrainer les immigrés venus ici pour travailler, écoutons-la chanter les humains qui se rassemblent en syndicats, en mutuelles, en foyers, en cercles ouvriers, en quartiers, en associations grecques, italiennes et gitanes, sur les deux places du marché et dans les soixante-dix cafés. Toutes ces voix d’hommes sur la voie publique, toutes ces voix de femmes au pied des immeubles, et ces enfants qui courent dans les allées. Port-de-Bouc n’entend plus les sirènes du progrès. Écoutons-la raconter les combats et les négociations entre le travail et la pollution. Écoutons-la compter le prix à payer de la sortie des industries. Écoutons-la respirer l’air qui l’inspire. Regardons-la sédimenter son inconstructible rivage. Écoutons son cœur battre pour un espace à récupérer sur la ruine du siècle dernier. Écoutons le bruissement incertain de ce qui lui arrive. Écoutons-la fabriquer un monde au jour le jour et qui sera bientôt le nôtre — ville au front, ville sensible, ville sentinelle qui joue pour nous, terriens, le pari d’un lendemain.

 

© Martial Verdier

© Martial Verdier

1—Le chemin de fer arrive au bout du pont-tournant, où roulent les rayons de soleil, qui se jettent sur les genêts et déboulent la colline entre les pins, les orchidées et dans la garrigue jusqu’à la mer. La Méditerranée. Deux ou trois tankers en station. Des panaches sur la rive s’échappent des cheminées rayées de rouge et de blanc aux pieds desquelles s’agglutine un contingent de cylindres blancs. Une torchère lance sa flamme au matin. L’argade conduit son souffle mêlé de gaz, de ciste et de thym. C’est là le front de l’ère industrielle.

 

© Jean-Christophe Béchet

© Jean-Christophe Béchet

2 —L’ancien chenal se tient fixe entre ses rives droites où filent, entre fenouil et genêts, des rails désaffectés le long d’une terre barbelée. Sous le béton désarmé, pâle et efflanqué, les boues et les huiles, les anhydrides sulfureux et les chlorures de vinyle mènent bataille contre le sel, la soude et l’acide qui creusent des sillons depuis 150 ans. En surface, les roseaux secs dressent leurs lances drues face à un bras de métal qui balance de la ferraille dans un fracas de machines dépecées. Errantes sur une lande d’ajoncs et d’asphalte, des citernes argentées cherchent leur camion.

 

© Brigitte Bauer

© Brigitte Bauer

3 —Une bourrasque chargée d’effluves trébuche dans la ville sur l’heure de la sieste. Chaude et tranquille, parmi les bruits de boules entrechoquées et des mâts contre les cordages, la sentinelle s’est assoupie sur le passé de ses ouvriers et se rêve toute glorieuse de ses chantiers. Fresques céramiques et sculptures métalliques ravivent le progrès à la dérive, sans que ne l’amarrent plus les quelques dockers restés consulter l’heure d’embarquer. Un chien aboie contre l’après-midi qui passe trop vite. Là-bas les deux bacs couleur de miel font toujours face à la belle endormie.

 

© Kevin Lapeyre

© Kevin Lapeyre

4 —Depuis la ruche postée aux premières branches d’un platane sur le course, des abeilles s’affairent. De la tasque à la Lèque, des Aigues-douces au Tassy, des Amarantes aux Comtes, dans chaque alvéole de la ville s’entend le bourdon de la reconquête sur les entrepôts et les chantiers, sur les maisons des patrons du temps où ils avaient encore un nom. Chaque parcelle compte ses essaims installés là mais venus de loin. Des passerelles se jettent de l’une à l’autre et des chemins de traverse relient les humains sous les pins malgré le canal impérial, la voie ferrée et la route nationale.

 

© Sophie Goullieux

© Sophie Goullieux

5 —Force vitale contre pouvoir du capital. Derrière les bannières, luttes, grèves et manifestations des corps aux prises avec les matières de l’industrialisation. Pudeur du corps social à étaler ses douleurs élémentaires. Eau, air, feu, terre. Flots d’acide, souffles de l’asbestose, peaux enflammées et ventricules terrassés. Au-delà des sanglots étouffés dans les coussins du canapé, les langues se chargent des goûts mêlés qui les ont traversées, et ne se délient  que  pour conquérir,  de générations  en générations, de nouveaux états de santé.
Mutualisés.

 

© Nicole Chayne Salini

© Nicole Chayne Salini

6 —Grains de sable et gravats du laitier s’éparpillent sur la colline. Ils se rassemblent au passage d’une route nouvelle qui dévale la pente et remonte jusqu’à la forêt où se sont enfouis des déchets, sous les lignes à haute-tension. La nuit referme lentement l’horizon où passe encore un porte-containers. Dans la trouée des pins, mille lumières s’agglutinent en un mirage scintillant de buildings des mondes anciens. Des bus viennent à quai chercher des Philippins pour les déposer au foyer des marins, où des myriades de syllabes égrainées chantent les paysages fragiles du réchauffement planétaire.

 

 

7 —À l’aube, le littoral serpente sous les stèles dédiées aux énergies souterraines qui emportent dans leur débit les flux de la mondialisation. Ce vrombissement sous la plante le sentent-elles les girafes de métal, là-bas, qui rejoignent les hauts-fourneaux ? Et ces grosses volutes blanches qui s’élèvent en une colonne ployant peu à peu sous le vent, est-ce pour la flamme et son aura tremblante de microparticules qu’elles se mettent à danser au son des palmas du bout de la nuit ? Qui pourrait habiter ce rivage sans en connaitre les rituels agglomérés, à l’heure de l’incident programmé ?

© Gaël Bonnefon

© Gaël Bonnefon

 

 

Textes réalisés pour le catalogue de l’exposition Et Port de Bouc s’est éCriée, organisée par le Centre d’Arts Fernand Léger, à la Criée de Port de Bouc, à l’occasion du 150ème anniversaire de la commune. Cette exposition conçue en partenariat avec « l’Eté Arlésien » des Rencontres de la Photographie d’Arles 2016, offre un regard nouveau sur la ville par le travail inédit de photographes d’ici et d’ailleurs venus en résidence de janvier à avril 2016.

Le catalogue, réalisé avec le soutien de l’État et d’Aix-Marseille Métropole, établit un dialogue entre oeuvres photographiques et littérature contemporaire. Il est disponible à la Criée de Port de Bouc du 9 juillet au 9 septembre 2016 ou par correspondance pendant et après l’exposition auprès du Centre d’Arts Fernand Léger : centre.arts@portdebouc.fr, 04 42 43 31 20

Pour retrouver le travail des photographes :
pour Brigitte Bauer c’est par ici,
Jean-Christophe Béchet a un site et vous invite à voir son travail à « Les Douches, la Galerie »
Gaël Bonnefon c’est par ,
pour retrouver Nicole Chayne Salini, il suffit d’aller sur Facebook,
Sophie Goullieux a son site, où vous pourrez notamment retrouver sa série Emblématiques,
Kévin Lapeyre provoque des incidents triviaux
et pour Martial Verdier c’est ici pour le travail personnel, mais il y a aussi le groupe novembre

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