Depuis si longtemps qu’il ne sent plus les picotements à la plante de ses pieds, ni le flux battant de ses cuisses. Ses reins, raides, sa colonne tassée. Il a trop marché le long de ces voies. Et pourtant au matin, il les poursuit encore, celles qui fuient la parallèle.
Le chemin de fer arrive au bout du pont-tournant, où roulent les rayons de soleil qui se jettent sur les gesnêts et déboulent la colline entre les pins, les orchidées et dans la garrigue, jusqu’à la mer. La Méditerranée. Deux ou trois tankers en station. Des panaches sur la rive s’échappent des cheminées rayées de rouge et de blanc aux pieds desquelles s’agglutine un contingent de cylindres blancs. Une torchère lance sa flamme à l’aube qui rosit. L’argade conduit son souffle mêlé de gaz, de ciste et de thym. C’est là le front de l’ère industrielle. Il le sait, mais il y a cette voix. Va plus loin. Pas d’éclat où tu vas.
L’ancien chenal se tient fixe entre ses rives droites où filent, entre fenouils et genêts, des rails désaffectés le long d’une terre barbelée. Monceaux ocre et gravas gris barrent l’horizon. Des palmiers sont venus se planter dans l’asphalte qui se craquèle. Ils signalent son arrivée par un bruissement de papier. Une voiture passe. Renault 12 bleu ciel. Il se plaque au mur déchiqueté, le seul qui reste, ses chaussures se prennent dans des tôles en tas, ondulations d’amiante à ses pieds. Et si c’était là ? Il lève les yeux et se récite la généalogie qu’on lui a apprise. Kuhlman, Ugine, Pechiney, PUK. Ato, Atochem, Elf, Atofina. Azur Chimie, Albemarle, ICIG, ci-gît, c’est fini.
Sous le béton désarmé, pâle et efflanqué, il voit maintenant, il sait, il sent. Les boues et les huiles, les anhydrides sulfureux et les chlorures de vinyle qui mènent bataille contre le sel, la soude et l’acide. 150 ans de sillons abreuvés, c’est ce qu’on lui a dit, avec des substances qui n’avaient jusque là pas de nom, et d’autres plus connues, éthylbrome, micotifol, pirocheck, bromoéthane, vitriol bleu, phosphate et super phosphate… Retour de la Renault 12, il ne peut pas rester à découvert. Il court le long de la palissade, ici ou là, des roseaux secs dressent leurs lances drues face à un bras de métal qui balance de la ferraille dans un fracas de machines dépecées. Errantes sur la lande d’ajoncs et de goudron, des citernes argentées cherchent leur camion. Ne pas se jeter au sol, surtout pas le sol, pas de sol, il n’y a plus de sol, il n’y a plus que ces matières hors du monde et contre la nature, dans le sol. Souffle court. Souffle trop court pour un homme qui marche depuis si longtemps sur les chemins de la post-modernité. Orphée l’esseulé… Le mur quitte soudain la route et s’ouvre sur un portail délabré, mais fermé. Devant, des silhouettes.
Ils sont sept. Regards et poignées de mains échangés. Comme si son chemin avait toujours dû aboutir ici, pour les écouter, et non pour parler, bel Orphée, ils racontent. On lui avait annoncé, mais il n’avait pas imaginé. Ils racontent. Sous le soleil qui plombe les visages et les corps, il y a celui qui garde l’œil qui brille d’une larme qui ne s’épanche pas. Il y a celui qui montre du doigt là-bas et s’étrangle un souvenir dans sa voix. Il y a celui dont la présence enveloppe, fragile papier prêt à se déchirer. Il y a celui qui cache son regard au-dessus de ses moustaches arquées. Il y a celui qui tient des feuilles comme une monument sur son cœur. Il y a celui qui, ancien, parle peu. Il y a celui sourit et acquiesce et se souvient.
C’est donc eux qu’il est venu chercher. L’œil qui s’est ouvert sur le portail derrière s’arrondit et se strie de lanières. C’est là qu’il attrape son rêve, Orphée. Orphée dans les profondeurs de son sommeil depuis que plus rien n’est à chanter se remémore Eurydice. Il comprend et ne comprend pas son image et retrouve en rêve la sensation de ses pieds. Il sait qu’il va redescendre. Retrouver le chemin des enfers aujourd’hui tellement encombré. Il s’unira à d’autres, ils iront dans l’herbe à plat ventre. Ils suivront les nappes de gaz, ils risqueront l’explosion, ils décentreront les centrales, ils traverseront le charnier des odeurs à plein nez.
Et le premier raconte— Forces contre pouvoir du capital. Derrière les bannières, les luttes, les grèves et les manifestations aux prises avec l’industrialisation. Il raconte. Le deuxième — La fierté du travail, et de naitre sur une terre qui te donne son nom. Une main qui se crispe, un doigt qui se plie sous l’œil et longe la joue. Il raconte. Le troisième— Pudeur du corps à étaler ses douleurs élémentaires. Il raconte. L’eau, l’air surtout que venaient réclamer les habitants au pied du château, le feu des fourneaux qui frisaient les torses. Et l’apostrophe qui élide le temps passé pour toi, Orphée. Le troisième— Il raconte, les flots d’acide, les souffles de l’asbestose, les peaux enflammées et les ventricules terrassés. Il raconte bien au-delà des sanglots étouffés dans les coussins du canapé. Le quatrième— Sa langue se charge des goûts mêlés qui l’ont traversée et ne se délie que pour conquérir, de générations en générations, de nouveaux états de santé. Mutualisés. Et le cinquième — Forces vitales contre pouvoir du capital. Il raconte. Les organisations, les tractations, la désindustrialisation. Il dit c’est lamentable, comme ça c’est fait, c’est lamentable. Le sixième — Derrière les bannières et les luttes, les grèves et les manifestations : des corps aux prises avec les matières ici sur terre. Le septième — il raconte.
Orphée écoute jusqu’à la nuit. Il écoute toute la nuit. Les grains de sable et les gravats du laitier d’ArcellorMittal qui s’éparpillent sur la colline, qui se rassemblent au passage d’une route nouvelle dévalant la pente et remontant jusqu’à la forêt où se sont enfouis des déchets, sous les lignes à haute-tension. La lune ouvre lentement l’horizon où passe encore un porte-containers. Dans la trouée des pins, mille lumières s’agglutinent autour des torchères en un mirage scintillant des mondes anciens. Des bus viennent à quai chercher des Philippins pour les déposer au foyer des marins, où des myriades de syllabes égrainées chantent les paysages fragiles de l’échauffement planétaire.
À l’aube nouvelle, le rivage serpente sous les stèles dédiées aux énergies souterraines qui emportent dans leur débit les flux de la mondialisation. Ce vrombissement sous la plante le sentent-elles les girafes de métal, là-bas, qui rejoignent les hauts-fourneaux ? Et ces grosses volutes blanches qui s’élèvent en une colonne ployant peu à peu sous le vent, est-ce pour la flamme et son aura tremblante de microparticules qu’elles se mettent à danser au son des palmas du bout de la nuit ? Qui pourrait habiter ce rivage sans en connaitre les rituels agglomérés, à l’heure de l’incident programmé ?